Band Of Gypsys
(1970)
Face 1
1. Who Knows
2. Machine Gun
Face 2
1. Changes (Buddy Miles)
2. Power To Love
3. Message To Love
4. We Gotta Live Together (Buddy Miles)
Personnel :
Jimi Hendrix – guitare électrique, chant
Billy Cox – basse
Buddy Miles – batterie, chant
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Peu d'albums ont fait l'objet d'autant de
controverses que le "Band Of Gypsys". En
effet, mis à part "Machine Gun", unanimement salué comme étant
l'une des œuvres majeures du guitariste, le reste de l'album (et par extension
les concerts qui ont donné lieu à ce Live) continue de partager amateurs,
critiques et musiciens.
En résumant au plus court, disons que la presse rock a été globalement déçue
par une œuvre qui marquait, selon elle, un recul créatif vis-à-vis
d'"Electric Ladyland" (via un retour au r'n'b), et qui n'aurait pas dû sortir de l'avis de Jimi
Hendrix lui-même : "Je n’étais pas trop satisfait de l’album Band Of Gypsys. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je ne l’aurais
jamais sorti." (Extrait
d’une interview conduite
par Keith Altham précédant
le Cry Of Love Tour, In Electric Gypsy, p.470.)
L'album
est en effet né de problèmes juridiques dont je vous épargne le détail.
Inversement, beaucoup voient dans le Band Of Gypsys
un groupe fondateur jetant les bases de nombreux courants musicaux des années
1970 : rock funk (Parliament/Funkadelic),
jazz rock (Miles Davis, Mahavishnu) etc... Miles Davis note d'ailleurs dans son autobiobraphie que c'est son album préféré de Jimi.
Buddy Miles est au cœur de ces controverses : d'une part pour sa
personnalité, ses rapports avec Hendrix (mais ce n'est pas ici l'objet de
cette chronique), et d'autre part pour son apport musical, loin d'être neutre
dans la mesure où il est triple car il officie en tant que batteur, chanteur
et compositeur.
En fait, Buddy Miles présente une dichotomie qui n'est pas sans rappeler
celle de Jimi Hendrix : c'est un musicien novateur aux racines ancrées dans
la tradition. Les proportions ne sont toutefois pas les mêmes, et Buddy Miles
joue (trop) souvent le rôle du "soul brother",
ponctuant de ses célèbres "yeah" des parties de batterie très
carrées, "qui aplatissent tout" dixit James Hawthorn.
C'est sans doute le talon d'Achille du musicien... mais on ne peut le limiter
à ça : quelques semaines après ces concerts, ne rentre-t-il pas aux Record
Plant Studios avec John McLaughlin (en février 1970, avec Alan Douglas comme
producteur) où ils graveront "Devotion",
pierre angulaire du jazz rock où McLaughlin propose ni plus ni moins qu'un
proto-Mahavishnu Orchestra.
Son CV est loin de se limiter à ces sessions, avant (avec l'Electric Flag)
comme après (son Live avec Carlos Santana).
Bref, Buddy Miles est capable du meilleur... comme du pire : excellent
musicien certes, mais parfois auteur de fautes de goût étonnantes à ce
niveau.
Dès les premières mesures de "Who Knows" (enregistré lors du premier concert du
1er janvier 1970), les doutes suscités par la seconde performance du Band Of Gypsys se dissipent.
Hendrix introduit les quelques notes qui servent de colonne vertébrale au
morceau, rapidement doublées par la ligne de basse ternaire de Billy Cox,
blues et funky à la fois.
Le riff est servi par un Buddy Miles magistral, qui joue "au fond du
temps"... ou comment un très subtil décalage (ce n'est pas une syncope)
peut créer un GROOVE imparable. Beaucoup de groupes ont repris la rythmique
de "Who Knows",
qui semble si facile... mais bien rares sont les batteurs capables de dégager
une telle force tout en jouant décontracté.
Une leçon de rythme.
Le premier couplet met en scène Jimi et Buddy qui se répondent : le Band Of Gypsys est ici à des années lumière du Jimi Hendrix Experience. Cette musique a la peau noire, et baigne sous
un ciel sans nuage.
Le premier solo de Jimi est concis, mais parfaitement ciselé : l'improvisation
ne souffre d'aucune hésitation. Hendrix alterne des traits blues et funky,
avec un son quasiment clair rendant le phrasé de Jimi presque palpable.
Jimi chante seul le second couplet, sa guitare rythmique finissant par faire
corps avec ses lignes vocales.
Hendrix attaque un deuxième solo dans un style très différent du premier : wah wah, feedback, son jeu est
plus agressif, arraché. Dans ce registre, il n'a tout simplement aucune
concurrence.
Les aléas du Live font parfois sa magie : une corde cassée devient l'occasion
d'un troisième couplet chanté par Buddy Miles qui donne le meilleur de
lui-même. Dans son élément, il enchaîne avec un scat très guitaristique
particulièrement enlevé.
Hendrix rejoint ses deux compères alors que la rythmique est presque
susurrée. Son troisième solo est de loin le plus radical : la combinaison
Octavio plus wah wah a un
rendu proche d'une voix cassée improbable. Mais la part d'aléatoire d'un
matériel qui est désormais archaïque est consubstantielle à la musique de
Jimi, qui se nourrit de risque et de fantaisie.
"Bonne année tout d’abord. J’espère que vous en aurez un ou deux
millions de plus… si nous arrivons à dépasser cet été. Nyeh
heh heh.
Nous aimerions dédier celle-ci à, uh, c’est un
genre de scène vraiment ennuyeuse qui se prolonge, tous ces soldats qui se
battent à Chicago, Milwaukee et New York… Ah oui, et tous ces soldats qui se
battent au Vietnam.
J’aimerais faire un truc qui s’appelle Machine Gun."
C'est ainsi que Jimi Hendrix présente "Machine Gun", dont c'est
la version soundboard la plus impressionnante jamais publiée à ce jour.
L'introduction est suivie d'un solo inquiétant, qui nous plonge dans
l'humidité rampante du Vietnam. Plus suggérées que jouées franchement, les
notes font leur chemin comme les GI's en territoire
hostile.
Sur "Voodoo Chile", Hendrix poussait le blues dans ses derniers
retranchements mais en respectant une architecture musicale relativement
traditionnelle (les 12 mesures du blues, son rythme).
Avec "Machine Gun", Hendrix aborde le stade ultime de son
évolution. Mais si l'on peut attribuer la paternité de l'absence d'accord et
du type de phrases chantées à un John Lee Hooker, la fusion chant/guitare
opérée ici par Jimi dépasse de très loin tout ce qui précède en terme de liberté.
Billy Cox et Buddy Miles proposent alternativement (mais pas forcément aux
mêmes moments) deux types de rythmiques chacun, contribuant ainsi au climat
oppressant du titre. Si les versions du Band Of Gypsys
sont à ce point différentes de celles du Cry Of
Love Band, c'est parce que Buddy Miles et Mitch Mitchell ont une philosophie
du jeu diamétralement opposée : Buddy Miles rebondit sur la ligne de basse là
où Mitch Mitchell colle au soliste. Ce premier janvier 1970, force est de
reconnaître que Buddy Miles sert au mieux la musique de Jimi, alternant
groove et rythme martial évoquant la mitrailleuse éponyme.
Le solo débute par deux tirés INFINIS où Hendrix exprime plus avec une seule
note que tout ce qui a pu être écrit ou filmé sur le Vietnam. Douleur et
compassion se fondent dans un cri déchirant. De longues phrases gorgées de
blues précèdent des trilles modulés au vibrato qui se meurent dans le
feedback.
La batterie se fait mitrailleuse... les amplis de Jimi hurlent l'horreur de
la guerre dans un déluge de cris, de bombes…
Hendrix réalise plus qu'une synthèse du blues et du free jazz : il les
dépasse, transcende ces styles.
Jimi réaccorde son Mi grave alors que Billy Cox lance le riff "No
Quarter". Il chante un dernier couplet où le malaise est décuplé par les
chœurs (justes, contrairement à la veille) qui descendent chromatiquement.
Sur le même accompagnement, Jimi se lance dans le solo le plus radical de
toute sa carrière. Plus de note frettée, plus de mélodie ici : Vibrato,
feedback et percussions servent un discours qui se moque des conventions. Là
encore, la fulgurance de la maîtrise instrumentale au service de l'émotion
culmine au génie : Hendrix est un virtuose au sens noble du terme, qui sert
la musique, et non son ego.
Buddy Miles chante l'ultime couplet de "Machine Gun" avec ses
tripes, sans tomber dans le pathos.
Le solo final nous plonge en climat aquatique (Hendrix joue de la seule main
droite, se servant de la gauche pour le vibrato), bruitiste et finalement
apocalyptique...
La face 2 de l'album est constituée d'extraits du second concert donné le
même jour. Elle débute avec la quatrième et dernière version du "Them Changes" de Buddy Miles, qui
fonctionne à plein régime. Hendrix écrase le riff des cuivres à la wah wah alors que le groupe
bastonne derrière.
Le solo de Jimi est le plus abouti des 4 versions proposées en 2 jours,
puissant et funky à la fois.
Là encore, Hendrix ne s'est pas trompé en retenant cette version.
Une question se pose tout de même : cette version ne serait-elle pas éditée ?
Lors des trois précédents concerts, Buddy développe son numéro de preacher un bon petit moment alors qu'ici, ce passage est
très resserré... d'autant que les gens claquent des mains dès la fin du solo
de Jimi, avant même un "Everybody !
Clap your hand !"
Un petit cut de Jimi en studio à la fin de son solo
n'est pas à exclure...
"Oh Christ Buddy, would you
shut up !" (voir l'extrait de l'interview
d'Eddie Kramer cité lors du développement consacré
à "We Gotta Live Together")
Jimi attaque l'introduction de "Power Of Soul", ponctuée par
Buddy et Billy avant de laisser résonner un accord suivi d'un "Aaahh !" du gargantuesque Buddy Miles. C'est tout du
moins ce qui se passe sur l'album car Hendrix a édité tout ce qu'il avait
entre cet accord et le cri de Buddy Miles. Aucun enregistrement non édité de
"Power Of Soul" ne circule à ce jour, mais on peut supposer que
l'introduction devait durer au moins les trois minutes habituelles.
On bascule ainsi directement sur un formidable solo de Jimi, remarquable d'intensité
: preuve qu'un cut bien placé n'est pas toujours
une mauvaise chose. La conséquence logique est une rapide entrée en matière
du premier couplet chanté par Jimi (alors que c'est Buddy qui chante seul le
premier refrain).
Contrairement aux versions précédentes, Jimi développe le solo central,
enclenchant fuzz et Octavio pour un rendu
fantastique, où sa guitare hurle véritablement. Il joue avec une autorité le
rapprochant plus d'un saxophoniste ténor que d'un quelconque guitariste !
Hendrix joue à merveille de sa voix lancinante lors de la reprise.
Buddy Miles attaque seul le refrain. Ce coup-ci, c’est Jimi qui lui répond
(inversant ainsi les rôles avec "Who Knows").
Au bout du compte, nous avons une version phénoménale de "Power Of
Soul", et confirmation de la rigueur de Jimi en tant que producteur :
Hendrix faisait manifestement une excellente autocritique de son Œuvre.
On enchaîne avec "Message To Love", dans ce qui reste, à mon
humble avis, la meilleure version jouée par Jimi, studio et live confondus.
La composition tranche avec son travail antérieur. Pouvez-vous imaginez Noel
Redding jouer une ligne pareille ? Musicalement, tout est là : une basse
dynamique, le drive de Miles, et un chant communicatif.
Le premier solo, très saturé, est maîtrisé de bout en bout, et
remarquablement construit. Le niveau d'énergie, pourtant très haut dès le
départ, ne retombe jamais.
Le second solo est dans une veine similaire, mais peut-être moins intense (il
a de petits problèmes de justesse au début).
Selon les notes de pochettes de "Voodoo Soup"*,
le power trio n'en serait en fait pas un !
Emeretta Marks, qu'on entend faire les chœurs sur
la version studio de "In From The Storm"
ferait les chœurs backstage en compagnie de Jenny
Dean.
*Son témoignage : Jenny Dean et moi
avions un box au Fillmore. C’était le 31 décembre. (…)
Derrière les rideaux marron, il y avait deux micros installés. Vous pouviez
entendre Jenny & moi, mais pas nous voir. Sur
"Message To Love", nous chantions `Yeah ! Ohh
!'
Après quelques titres j’ai arrêté. Ça ne me dérangeait pas de le faire pour
Jimi, mais Buddy avait un comportement… il essayait de transformer Hendrix en
Buddy Miles Band.
Je n’étais pas payé pour ça, et je voulais aller devant et profiter du
concert.
Le dernier titre est en fait le prolongement de la version de "Voodoo
Chile (Slight Return) : le groupe enchaîne en effet
sans interruption sur le Buddy "We Gotta Live Together"
Miles show.
"We Gotta
Live Together", dernier titre chanté au
Fillmore par Buddy Miles, est en fait très différent du titre qu'il a
enregistré en studio. A l'origine, Miles voulait faire un clin d'œil à Sly & the Family Stone et
son "Everyday People". Jimi lance ici le
riff d'un autre titre de Sly : "Sing A Simple Song" et c'est plus prétexte à une jam
qu'autre chose en fait.
Extrait d'une interview d'Eddie Kramer, alors qu'il
remixait la version CD du "Band Of Gypsys"
:
"Je me souviens très bien de Jimi râlant lorsque l'on en venait au
matériel solo de Buddy qui n'en finissait plus. Jimi disait un truc comme
"Nom de dieu, Buddy, tu vas la fermer !" On a dû procéder à
beaucoup de cuts pour améliorer tout ça. Je veux
dire par là qu'il adorait jouer avec Buddy... ne me faites pas dire ce que je
n'ai pas dit, c'est juste que par moments, Buddy pouvait être un peu excessif
et que Jimi trouvait approprié de procéder judicieusement à des cuts."
Il tempère toutefois (ce qui explique de son point de vue la nouvelle version
présentée sur le "Live At The Fillmore
East") :
"J'écoute certains de ces passages édités actuellement et je grimace
car je trouve ces cuts grossiers. Car alors, c'est
ce que nous avions réellement fait : trancher dedans pour que ça rentre dans
l'album."
La version non éditée de "We Gotta Live Together"
(presque 17 minutes en tout !) disponible sur le "Box Of Gypsys" permet de faire le point sur les propos de Kramer... et sur ceux prêtés à Jimi ! Au bout du 75ème
"We Gotta
Live Together", difficile de ne pas penser
un "Oh Christ Buddy, would you shut up" ! Dans
quelle mesure Buddy Miles signait-il, avec son numéro de soul brother excessif, la fin du Band Of Gypsys,
nous ne le sauront jamais...
A titre personnel, je trouve le travail de cut de
Jimi loin d'être grossier : il a pris les meilleurs passages de la Jam, les a mis bout à bout,
et créé in fine un super morceau ! On verra malheureusement par la suite que
tous les producteurs qui se sont penchés sur Hendrix sont loin d'avoir le
même talent en la matière...
Au final ? Au-delà de la controverse, le "Band Of Gypsys"
est l'album de la vérité guitaristique. Pas (trop)
de bidouillage studio, d'effet électronique a posteriori, ni droit à
une 24ème prise.
Mais une virtuosité exceptionnelle laissant tous ses contemporains sur place.
Le génie Hendrixien se caractérise notamment par la
prise de risque, voire la mise en danger ; et si les concerts du guitariste
suscitent aujourd’hui encore un tel intérêt, c’est justement en raison de la
spontanéité de ses performances.
Enfin, "Machine Gun" pourrait être le point d'orgue de son œuvre.
Post-scriptum : la partie "Encyclopedia"
du site officiel nous apprend d'une part que le 5 février 1970, Hendrix avait
déjà terminé la face 1 de ce qui allait devenir l'album "Band Of Gypsys". Mais plus intéressant encore, que parmi les
titres potentiellement retenus (ceux qu'il mixait avec Kramer),
il y avait aussi : "Stone Free" [01/01/1970, second concert] and
"Get My Heart Back Together (Hear My Train A Comin')" [12/31/1969, premier concert].
Une conclusion s'impose : Hendrix faisait manifestement une excellente
autocritique de son œuvre.
C'est le 14 février qu'il s'est attaqué à la face B.
Il n'a d'ailleurs pas de scrupule quant au fait d'éditer certains passages
(Cf. "Power Of Soul" et "We Gotta Live Together").
Il a continué le travail de mixage et d'édition quelques jours ; et c'est lui
qui a écouté les premiers pressages après le mastering*...
et même fait quelques modifications mineures ensuite.
* Il s'était effectivement plaint du son de "Electric Ladyland" et voulait contrôler le processus cette
fois-ci.
Beaucoup de conscience professionnelle donc, loin de l'idée d'un album bâclé
ou mixé à la va-vite (comme beaucoup aiment le prétendre), le "Band Of Gypsys" a été le fruit de beaucoup de travail,
sagement mûri et réfléchi.
Hendrix a pu critiquer l'album par la suite. Mais son perfectionnisme était
tel que le contraire eût été étonnant...
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